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0.2 La vérité, la science et les mathématiques

Quiconque n’est pas philosophe ne cherche pas à mettre tout en doute. Et ce non-philosophe a peut-être bien de la chance d’être ainsi. Il ne s’empêche pas de dormir à force de se demander si la science est un progrès pour l’humanité, ou si les pensées sont vraies même si elles ne sont pas justifiées, ou si le monde existe vraiment, ou s’il n’est qu’une création de son esprit. Non, le non-philosophe dort à poings fermés, il est convaincu d’ailleurs que l’insomnie philosophique peut nuire à la santé de son corps. (Par contraste, les philosophes croient que rêver éveillé leur permet de garder leur esprit en santé…)

Le non-philosophe ne comprend pas vraiment ce qui motive le philosophe. Mal lui en prenne, car le philosophe le guette. Le philosophe n’attend que ce moment où il pourra prendre le non-philosophe en défaut et le pousser à douter. Il attend ce moment où il lui fera comprendre que le doute est indispensable à la vie. Et après lui avoir enseigné à douter, il lui apprendra aussi pourquoi il doit surmonter le doute en appliquant une méthode rationnelle et idéalement infaillible, une méthode décisive pour comprendre la vérité. Car outre le doute, la vérité est un autre objet de culte à l’école des philosophes.

Oui, c’est une grande école que celle de la philosophie! Elle a su créer et maintenir ses traditions en Occident pendant plus de 25 siècles, traditions perpétuées aujourd’hui dans un grand nombre d’universités du monde occidental. Mais quelle est donc le secret d’une telle longévité? Aurait-elle vraiment découvert quelques vérités à propos de ce monde?

« Ahhh! Mais qu’est-ce que la vérité? » demande tout le monde en chœur, avec une pointe de doute dans la voix. En voilà une question de philosophe! C’est bien, je vois que les non-philosophes parmi vous apprennent vite!

À vrai dire, la vérité est partout dans la vie quotidienne. Pensez seulement au nombre de fois où dans une conversation bien ordinaire vous dites : « C’est donc vrai ce que tu dis. » Qu’est-ce que cela veut dire? Autre exemple, le matin, vous vous levez, vous lisez le journal. En manchette, un débat brûlant sur le réchauffement climatique de la Terre. Certains scientifiques démontrent son existence chiffres à l’appui. D’autres, à la solde d’intérêts économiques ennemis, nient ou minimisent l’impact des gaz à effet de serre. Car admettre l’existence du réchauffement implique souvent d’admettre la menace de ces conséquences désastreuses, ce qui oblige la population humaine à se mobiliser pour les combattre. Qui allez-vous croire? Pourquoi allez-vous les croire? « Parce que vous croyez que ce que disent les scientifiques est vrai », répond le philosophe. « par conséquence, il est clair que vous ne pouvez vous passer de la vérité. » (C’est à ce moment que le philosophe essaie de vous vendre un abonnement mensuel à son enseignement particulier de la vérité…)

Avez-vous remarqué avec quelle évidence nous en sommes venus encore une fois à parler de la vérité dans un contexte scientifique? Cela n’est pas un hasard. Vérité et science forment un vieux couple dans la culture occidentale depuis sa Renaissance. Quand on cherche la vérité, on se tourne naturellement vers la science. Voilà une opinion des plus répandues, même chez les philosophes. Les scientifiques passent pour des spécialistes d’une vérité particulière, la vérité scientifique. On leur accorde d’ailleurs volontiers une forme d’autorité en la matière. Mais d’où vient cette autorité? « Donnez-moi des raisons de croire cette autorité », exige le philosophe, presque jaloux…

Peut-être est-ce en raison du succès de leurs prédictions. Les scientifiques arrivent en effet à prévoir certains événements du monde physique avec une très grande précision. Ils sont capables d’envoyer des humains sur la lune ou encore de manipuler les atomes à leur guise. Il y a de quoi être impressionné par les applications concrètes de la science. Pour le commun des mortels qui assiste à la multiplication des outils technologiques dans sa vie quotidienne, des outils nés de la main des scientifiques, la vénérable institution de la science impose le respect.

Mais pourquoi ce succès des prédictions scientifiques? Comment ce succès est-il possible? Le succès ne suffit pas, disent les philosophes, il faut encore et toujours le justifier, il faut lui donner des raisons. Alors? Parce que les scientifiques utilisent des théories vraies, pourrait-on répondre en espérant calmer les philosophes. Mais alors, il faudrait expliquer ce qu’est une théorie vraie. On n’est pas sorti de l’auberge.

Les philosophes ont une admiration certaine pour la science. Ils y reconnaissent une recherche méthodique de la vérité. La science se démarque des autres formes de savoir par son usage d’une méthode rigoureuse, expérimentale. Elle formule des hypothèses et les teste par des expériences. Si les hypothèses sont confirmées, elle promeut les hypothèses au rang de lois scientifiques. Certains philosophes voudront répliquer que je vais trop vite, que la méthode de la science n’est pas aussi évidente, que je néglige des siècles de subtilités philosophiques. Et ils ont raison. Mais cela n’a aucune importance.

Car je crois qu’ils se trompent. Je crois qu’ils comprennent mal le rôle des mathématiques en science. Au contraire, diront-ils, nous comprenons peut-être mieux que quiconque le rôle des mathématiques en science. C’est bien ce que nous allons voir.

En voilà une autre évidence, l’apport des mathématiques dans les sciences. Conçoit-on aujourd’hui une science sans mathématiques? Car la science ne peut se passer de mesures. En sciences, il faut mesurer, compter, quantifier, calculer. Toute vérité scientifique contient une part de mathématiques. Quelques exemples. En physique, en chimie, on n’en parle même pas tellement c’est évident. En médecine, il faut savoir interpréter les mesures des analyses sanguines, il faut savoir doser les médicaments en conséquence. En psychologie, en économie, on formule des lois statistiques pour décrire le comportement humain. Sans mathématiques, la méthode de la science est dépouillée de son langage le plus rigoureux, le plus convaincant. « Regardez nos chiffres, regardez nos mesures, elles ne peuvent mentir pas », dit le scientifique pour convaincre le peuple que ce qu’il affirme ou démontre est vrai.

La vérité scientifique aime la précision de la mesure. Elle aime la rigueur du calcul mathématique. Si la science pouvait nous apprendre à mesurer tout ce qu’il y a à savoir, nous ne serions plus jamais dans l’erreur, croient même parfois les plus naïfs.

Aurions-nous donc affaire à une sainte trinité moderne : la vérité, la science, les mathématiques? Aurais-je oublié un quatrième terme, encore un dont les philosophes n’oseraient se passer? En effet, qu’en est-il de la pensée? La trinité moderne serait-elle seulement possible sans la pensée? Je n’ose prendre le temps d’approfondir tout de suite cette question des plus philosophiques. Car le temps presse. Et l’histoire ne fait que commencer.

0.2.1 Sortir de la caverne pour entrer à l’Académie

Imaginez-vous prisonnier dans la caverne que décrivait Platon. Imaginez le parcours que vous faites pour en sortir. Imaginez qu’il s’agit d’une ligne droite.

Quittez un milieu d’ombres, de faux-semblants, un monde de mensonges et de tromperies, pour accéder progressivement à un monde où éclate la vérité au grand jour. L’invitation est si belle, comment y résister?

Vous sortez de la caverne. Vous voilà maintenant dans un monde éclairé par la lumière du soleil, ce monde physique que vous pouvez voir avec vos yeux. Ce monde, c’est celui des objets concrets que vous rencontrez chaque jour. Ces objets sont ceux de la nature, les animaux, les plantes, les éléments, la terre, l’eau, l’air, le feu. Ce monde, c’est aussi celui des objets fabriquées par la main humaine, des bateaux, des armes, des édifices, ces choses que l’on appelle des artéfacts.

Vous continuez d’avancer sur la ligne droite qui représente votre progression vers la lumière. La nuit venu, votre regard se porte vers le ciel, vous découvrez à la place du soleil d’autres astres, les étoiles et la lune. Vous découvrez l’existence de choses hors de votre portée, des choses que vous ne pouvez pas voir directement avec les yeux. Vous ne doutez pas que ces objets lumineux, en particulier le soleil, sont à la source de la vérité. L’envie irrésistible vous prend de connaître ces choses qui vous dépassent.

Vous continuez de progresser sur la ligne, vous lui faites confiance. Mais voilà que vous arrivez à la porte d’un immense édifice. Vous cognez à la porte, pas de réponse. Vous reculez un peu pour lire ce qui est écrit au fronton : « L’Académie – Nul n’entre ici qui ne soit mathématicien » Mais c’est l’école de Platon (Note 0)! Vous retournez cogner à la porte. Le gardien entre-ouvre : « Êtes-vous mathématicien? » Aucune hésitation dans votre voix : « Je le suis. » Le gardien vous laisse entrer.

À l’intérieur, vous découvrez une immense cour… et la ligne droite qui se poursuit! Vous reprenez votre chemin. L’odeur de l’air pur vous fait sourire. Vous regardez autour de vous. Disséminés aux quatre coins de la cour, seuls ou en groupes, des hommes, des hommes, encore des hommes. Que font-ils? Certains sont immobiles, d’autres marchent lentement. Certains regardent le ciel, d’autres dessinent des formes géométriques sur le sable. Vous voici dans le monde de mathématiciens.

« Qu’y a-t-il à connaître ici? », vous demandez aux plus proches. « Que des objets mathématiques! » répondent-ils en chœur. L’un d’entre eux ajoute : « Mais il ne faudrait pas se laisser prendre à croire que ces objets ne sont que ce que nous voyons sur le sol. Ces objets que nous dessinons, ils ont pour modèles des objets que nous ne pouvons voir avec les yeux. Nous sommes en quête de ces modèles parfaits, ces objets que nous ne pouvons percevoir qu’avec notre intelligence. Nous les avons nommés “ Idées pures ”, avec un I majuscule. Continue maintenant ta route le long de la ligne droite, tu en sauras bientôt plus. »

Il n’avait pas tort. Plus vous progressez, plus vous comprenez. Vous apprenez à connaître ces objets mathématiques, ces objets immatériels mais si réels, si parfaits qu’il ne faut pas confondre avec leurs copies dessinés sur le sol, si concrets, si imparfaits. Vous comprenez presque paradoxalement que vous n’avez pourtant pas le choix d’utiliser ces représentations dessinées dans la matière concrète, indispensables pour connaître les Idées pures dans toute leur plénitude. Les mathématiques sont un passage obligé. Il y a obligation de passer par cette grande cour académique.

Vous sentez que vous approchez de votre but. Et bientôt, vous apercevez une porte. Vous approchez, la porte est déjà entrouverte. Vous poussez la porte, elle s’ouvre. La lumière vous inonde. Et quand vous fermez les yeux, vous voyez enfin. C’est un monde d’immobilité parfaite. Toutes les Idées pures sont réunies en ce lieu en un équilibre parfait. Vous comprenez la source d’inspiration du monde visible. Vous comprenez tout, la Beauté, la Vérité, le Bien, le Bonheur.

Vous êtes prêt à entrer en ce monde. Vous regardez au sol où poser votre prochain pas. Impossible! Il n’y a pas de sol! Vous comprenez. Vous ne pouvez pas entrer dans ce monde parfait, car ce monde ne contient pas de changement ni de mouvement. Vous ne pouvez pas entrer, vous créeriez un mouvement dans cette éternelle immobilité. Vous ne pouvez y assister que par la porte. Vous ne pouvez que le contempler à distance. Vous êtes condamné à vivre à la porte de ce paradis de la vérité.

Vous êtes parvenu au terme de votre quête. Vous avez le choix. Aimez-vous assez la philosophie pour rester en compagnie des mathématiciens, ou allez-vous quitter la cour de l’Académie?

Certains d’entre vous auront reconnu dans cette extension de l’allégorie de la caverne une référence continuelle à l’analogie de la ligne de Platon, que l’on peut lire à la fin du livre VI de la République. Bien sûr, j’ai accentué certains traits de l’analogie. Ainsi Socrate, marionnette de Platon dans la République, ne fait pas expressément référence à l’Académie lorsqu’il décrit l’analogie. Mais il décrit bien un monde intermédiaire entre le monde concret et le monde de la plus pure vérité, et ce passage obligatoire, Socrate nous explique qu’il est mathématique. Et comme l’Académie était connue chez les Athéniens pour être une école pour mathématiciens, on ne peut que sourire à ce petit coup de publicité déguisée…

L’allégorie de la ligne que je viens de présenter est passée très vite sur la description du monde du fond de la caverne. En tant qu’extrémité la plus obscure de la ligne, nous comprenons qu’il s’agit d’un monde qui est l’exact opposé du monde de la grande clarté, le monde des Idées. Le monde de la caverne est le monde des ombres chinoises, un monde d’images et de reflets. Ce n’est pas un monde d’objets réels, mais une monde d’apparences réelles. De la bouche du Socrate de la République, nous apprenons qu’il s’agit d’un monde de représentations imitatives de la réalité.

Le monde de l’apparence est le monde le plus détestable qui soit, le plus méprisable, c’est un monde qui pue au nez du philosophe. C’est un monde trompeur, un monde de mensonges et d’illusions. L’intention de la République de Platon est claire et évidente : il faut absolument apprendre à la population à se méfier des imitations de la vérité, des faussetés qui se font passer pour des vérités. Il faut qu’elle apprenne à se méfier des idoles trompeuses.

Quiconque a déjà étudié la République doit se souvenir de l’implacable condamnation des arts de l’imitation qu’elle recèle. Platon voit dans les artistes, les poètes, les musiciens, une menace perpétuelle à l’institution d’un monde guidé par la vérité. Car ceux-ci parle de ce qu’ils ne connaissent pas vraiment, ils font semblant de connaître, mais ils ne connaissent pas vraiment. Ce sont de dangereux imposteurs. Prenons un comédien sur une scène de théâtre qui joue le rôle d’un guerrier. Que fait-il? Il fait semblant de se battre. Il fait semblant de connaître l’art militaire, mais il ne le connaît pas. Il faut éviter ces poètes et ces acteurs qui nous racontent des histoires fausses. Leurs récits fictifs ont recours à des analogies et à des métaphores qui induisent en erreur.

On peut sourire aujourd’hui en voyant ce qu’est devenu notre monde où le divertissement est omnipotent. « Les comédiens, de dangereux imposteurs, allons donc! » pensons-nous aujourd’hui. « Au pire, des mauvais cabotins qui partagent notre ennui. Au mieux, des joyeux lurons qui nous font rire. » D’autres plus philosophes préfèrent se lamenter. La condamnation de Platon serait donc restée sans effet.

Mais quoi, est-ce que cela signifierait que la condamnation de Platon était fausse? Les philosophes n’osent y croire. Car la condamnation de l’imitation, elle est motivée par une peur universelle, une peur qui n’a pas d’âge. C’est la peur de l’ombre, la peur de l’inconnu. C’est la peur d’être trompé.

Personne n’aime être trompé, et le philosophe encore moins. En toutes circonstances, nous préférons connaître la vérité que d’être maintenus dans l’ignorance ou le mensonge.

C’est que nos actions dépendent de ce que nous croyons. Si ce que nous croyons est vrai, nous sommes en mesure de prévoir la portée de nos actes et prêts à assumer les conséquences de nos actes. Si ce que nous croyons est faux, alors nous pouvons invoquer l’ignorance ou le mensonge pour nous excuser de nos actes. En général, nous nous attendons à ce que les gens autour de nous connaissent et assument les conséquences de leurs actes. C’est d’ailleurs tout notre système de justice qui en dépend. En ce sens, la vérité joue un rôle fondamental pour notre moralité.

 

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