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Chapitre 1. Pour une histoire technologique de la philosophie de l’esprit

1.1 Analogie et technologie

Dans le chapitre introductif numéroté 0, il était question de démontrer la simple existence de la pensée analogique telle qu’elle s’oppose à la pensée mathématique. Au moyen de plusieurs exemples tirés de la littérature philosophique ou de la vie courante, il était affirmé que la pensée par analogies et métaphores est ce qui rend possible l’usage de la mesure et des mathématiques qui en découlent. Selon cette interprétation, les mathématiques ne sont que des propositions métaphoriques qui ne peuvent jamais affirmer l’existence d’une vérité ou d’une réalité qui ne serait connue que par ses mesures et jamais par une expérience directe sensorielle ou corporelle. L’antiréalisme que je propose ici est gradualiste au sens où l’existence réelle d’une chose diminue d’autant que la possibilité de les manipuler à l’aide de notre corps seul diminue.

Selon cette interprétation gradualiste dont l’expérience sensorielle du corps entier sert de référentiel central, les mathématiques ne sont jamais entièrement abstraites. Elles demeurent toujours ancrées dans des expériences du corps et de son environnement car elles sont le fruit de la pensée analogique, cette forme de pensée qui met en correspondance des éléments concrets et des éléments plus abstraits, théoriques ou symboliques.

L’exemple traité plus tôt, celui des atomes, montrait que ceux-ci n’existent que par les métaphores que sont les théories qui les définissent et par les outils qui nous aident à manipuler le réel à l’échelle atomique. Ainsi, lorsque nous fabriquons une bombe atomique, nos sens n’ont aucun accès direct aux atomes. Nous ne les manipulons pas directement avec nos doigts, mais seulement par l’intermédiaire d’outils perfectionnés.

Dans ce qui suit, il sera question de montrer que la pensée analogique propose une nouvelle interprétation de l’histoire de la philosophie de l’esprit. Cette interprétation retrace l’histoire d’une métaphore qui domine dans la plupart des théories contemporaines de l’esprit. Cette métaphore permet de concevoir l’esprit comme un ordinateur, et un grand nombre de spécialistes des sciences cognitives l’utilisent au point de croire que l’esprit est un ordinateur. Ils se servent de la métaphore en oubliant complètement qu’il s’agit d’une métaphore, et ils se croient en mesure de donner des modèles qui permettent de calculer la pensée. Pour eux, la pensée n’est finalement qu’une calculatrice, et la pensée n’existe fondamentalement que par cette capacité de calculer. Les philosophes analytiques se servent couramment de cette analogie pour expliquer entre la pensée et la machine à calculer pour comprendre la relation d’intentionnalité ou celle de la causalité de la pensée sur le corps.

On trouvera à ce propos à la fin de ce chapitre une critique de deux auteurs extrêmement influents : Hilary Putnam et Jerry Fodor. Rien ne les empêche d’utiliser la métaphore de l’esprit comme machine à calculer, au contraire, mais il ne faudrait pas croire que cette métaphore nous apprend une quelconque vérité à propos de l’esprit. La métaphore n’a ici qu’une finalité : se rendre utile pour manipuler le réel. Aujourd’hui, à ce stade de l’histoire de la philosophie de l’esprit, cette métaphore est particulièrement utile parce que les philosophes utilisent couramment des ordinateurs. Ils se servent de leurs expériences et connaissances autant quotidiennes que théoriques de la machine à calculer, de ce qu’elle peut faire et de la manière dont elle fonctionne, comme sources de leur compréhension des mécanismes de l’esprit.

Ce que je veux faire comprendre ici, c’est qu’il y a certainement un lien important à faire entre l’évolution de la pensée philosophique et l’évolution des technologies. Et ce lien n’est que très rarement explicité et étudié dans les écrits des philosophes de l’esprit. Je crois qu’une tentative de tisser ce lien sur plusieurs siècles toute à son importance pour comprendre où en est rendue la philosophie de l’esprit aujourd’hui.

Le lien explicité ici s’appuie sur l’idée que la pensée qui construit nos analogies et nos métaphores et la pensée qui construit des outils technologiques ne font qu’une. Cela a son importance pour l’histoire de la philosophie de l’esprit car cela montre comment l’évolution de ses concepts philosophiques a été à plusieurs reprises le produit d’innovations technologiques qui les ont précédés. Pourtant, il est assez rare que cette histoire soit explicitement et synthétiquement présentée dans les écrits des philosophes analytiques. Traditionnellement, la philosophie de l’esprit ne se perçoit pas comme une discipline qui perpétue des analogies et des métaphores technologiques qui ont plusieurs siècles d’histoire. Ou du moins ne le dit-elle jamais, comme si cela n’avait aucune importance.

Nous verrons dans ce qui suit comment la métaphore de l’esprit comme un ordinateur perpétue l’idée que la pensée mathématique a une priorité ontologique et épistémologique sur la pensée analogique. Car la métaphore est l’héritière d’une longue série d’inventions et d’innovations concernant l’usage d’outils de mesure et de calcul mathématiques. C’est ce recours constant des philosophes à leurs expériences des outils de mesure et de calcul de leur époque qui continue d’influencer nos conceptions et nos discussions contemporaines de l’esprit.

L’argument philosophique que je présente est inductif au sens où il constitue une présentation synthétique des étapes les plus pertinentes dans l’évolution historique des différents concepts en jeu jusqu’à maintenant. Le fil inductif veut à démontrer comment les humains ont appris à calculer et comment ils en sont venus à croire que la pensée peut s’expliquer par des calculs mathématiques. Je remonte ainsi aux premiers balbutiements des mathématiques dans la culture humaine en examinant l’usage concret de la main comme première machine à calculer. Puis je passe directement aux Grecs anciens et j’étudie leur art de la géométrie. Nous verrons encore une fois comment Platon a exercé son autorité. Je saute alors deux mille ans d’histoire pour atterrir à l’époque de Descartes et nous verrons comment ses recherches biologiques lui ont permis de formuler pour la première fois en termes philosophiques une analogie le corps et les machines. Puis viendra Leibniz, qui propose pour sa part la première analogie entre l’esprit et la machine à calculer. Mais l’idée ne connaîtra pas un succès immédiat.

Après Leibniz, il faut suivre deux pistes parallèles. D’un côté, les mathématiciens ingénieurs (Babbage, Turing, Shannon, McCullogh, Pitts et von Neumann) perfectionnent les machines à calculer et inventent la machine numérique électronique. De l’autre, les philosophes mathématiciens (Boole, Frege, Gödel) apprivoisent de plus en plus l’idée que la pensée parle le langage de la logique mathématique. J’espère montrer comment tous ces grands penseurs se sont inspirés des métaphores fondées sur leurs expériences concrètes pour innover jusqu’à l’aboutissement de la métaphore de l’esprit-machine. Je montrerai enfin comment des philosophes contemporains (Putnam et Fodor) ont fait l’erreur de se couper de l’indispensable dimension métaphorique de leurs concepts, leur donnant ainsi l’illusion de se garantir une quelconque vérité philosophique.

Quelques questions sur les fondements des mathématiques

En filigrane de notre discussion sur la métaphore de la machine à calculer, certaines questions au sujet des entités mathématiques pourraient être beaucoup plus approfondies. La nature du nombre a tout au long de l’histoire suscité des débats passionnés entre mathématiciens, historiens et philosophes des mathématiques. Le prologue du livre A Contextual History of Mathematics de Ronald Callinger propose un état des lieux particulièrement synthétique de ces débats (Calinger, Brown et al. 1999). Il rapporte comment plusieurs mathématiciens contemporains de la trempe de Kurt Gödel ou de Roger Penrose ont adopté un réalisme platonicien qui fait du nombre (et des autres objets mathématiques) des choses abstraites mais bien réelles. D’autres se sont détournés de cette voie pour explorer la possibilité d’une intuition restreinte qui disqualifie certaines méthodes mathématiques communément admises (la logique intuitionniste de Brouwer par exemple) ou d’une intuition esthétique qui servirait à inventer les mathématiques (Henri Poincaré : voir note 1.) Plusieurs variantes de chaque position sont possibles, selon que l’on se situe au niveau ontologique ou épistémologique. Que faut-il conclure de tout cela? La position défendue ici, par son insistance sur le rôle des métaphores, n’a pas vraiment d’équivalent parmi celles recensées par Callinger, bien qu’elle partage quelques affinités avec celles qui fustigent le réalisme platonicien, en particulier celle de Poincaré.

Il existe pourtant d'autres positions qui se rapprochent de ce qui est proposé ici. Dans Science without Numbers, Hartry Field suggère que les entités et les relations mathématiques ne seraient que des fictions, des inventions humaines (Field 1980). On a d'ailleurs nommer « fictionnalisme » cette position, mais elle ne doit pas être considérée comme la plus proche de celle défendue ici. Ce titre revient plutôt à la théorie de George Lakoff et Raphael E. Nuñez exposée dans leur livre Where Mathematics Comes From : How the Embodied Mind Brings Mathematics into Being (Lakoff et Núñez 2000). Comme son titre l'indique, ce livre s'inspire des recherches en sciences cognitives pour montrer comment l'esprit se sert de métaphores conceptuelles pour construire les mathématiques. Cette théorie cognitive repose sur la conception de Lakoff et Johnson de la métaphore conceptuelle déjà abordée dans le chapitre 0.

À tout cela se mêle la question de savoir si les mathématiques sont des objets abstraits que l'on découvre ou que l'on invente. Pour les découvrir, il faudrait que les objets existent avant leur découverte. Ainsi le réalisme justifie-t-il la possibilité de découvrir les mathématiques. On comprend que la thèse défendue ici conçoit plutôt les mathématiques uniquement comme des inventions humaines. Elle reprend sous une forme contemporaine l'antique sagesse de Protagoras : « l'homme est la mesure de toutes choses, de celles qui sont en tant qu'elles sont, de celles qui ne sont pas en tant qu'elles ne sont pas ». Note 2

Ces questions mériteraient sans doute un traitement plus exhaustif, mais comme elles ne sont pas centrales pour comprendre la thèse de ce chapitre, je préfère remettre ce traitement à une autre fois. Mais si j'en avais le temps, je développerais sans doute une conception pragmatiste de ce qu’est une entité mathématique, c'est-à-dire qu'elle serait défini par son utilité pour les humains.

 

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