Hilary Putnam est un philosophe, un magnifique touche-à-tout de la pensée analytique. Comme tout bon philosophe analytique, il connaît très bien la logique et les mathématiques. Il a d’ailleurs laissé son nom à un algorithme de logique propositionnel couramment utilisé en informatique et a participé à la résolution du dixième problème de Hilbert dans les années 1970. Il a parallèlement développé en collaboration avec W.V.O. Quine un argument en faveur du réalisme en mathématique. Mais là où Gödel s’en remettait à un appel à l’intuition pour justifier son réalisme, le duo Quine-Putnam propose un argument de nature épistémologique. Pour le dire simplement, le duo considère que nous devons croire que des entités postulées existent réellement si elles sont indispensables pour nos meilleures théories scientifiques. Comme les nombres (et autres entités mathématiques ou logiques) sont indispensables, nous devons affirmer leur existence. Très clairement, il s’agit d’une version contemporaine du réalisme philosophique.
Dans la tradition analytique, la philosophie de l’esprit est fille de la philosophie de la logique et de la philosophie du langage. Ce rapport « hiérarchique » est très présent dans la pensée de Putnam. Dans plusieurs articles décisifs des années 1960 et 1970, la question de l’esprit est abordée comme s’il s’agissait de résoudre un problème sémantique de signification de propositions mentales. En l’occurrence, il s’agit d’analyser les propositions qui se rapportent au vieux problème cartésien de l’identité de l’esprit et du corps. Un exemple de cette manière d’analyser les problèmes philosophiques est flagrant dans un article de 1960 intitulé « Minds and Machines » (réimprimé dans Putnam 1975(1960), pp.362-385). Comme l’annonce le titre, Putnam s’intéresse au rapport entre l’esprit et la machine. Comme on peut s’y attendre, il reprend l’analogie déjà établie 15 ans plutôt par les Turing, McCulloch, Pitts et von Neumann. Mais si cette analogie a pu contribuer à des innovations mathématiques et technologiques chez ses précurseurs, je montrerai comment Putnam s’en sert ici pour jeter les bases du fonctionnalisme.
Aussi bien avertir le lecteur, je vais traiter le fonctionnalisme de Putnam en exploitant les nombreux raisonnements analogiques qu’il sous-tend. À cet égard, je prends mes distances de ce qui est communément admis par la communauté des philosophes analytiques. Comme je l’ai déjà dit dans la première moitié du chapitre, l’analogie et la métaphore sont des modes de raisonnement auxquels les philosophes analytiques n’accordent pratiquement aucune attention comme telles, leur rapport avec la vérité scientifique étant trop trouble. Pourtant, il est très clair que les articles de Putnam regorgent d’analogies, de métaphores et de fictions (ces « expériences de pensée) de toutes sortes. Comment Putnam peut-il alors légitimer ses arguments? Putnam y arrive en dissimulant leur caractère métaphorique derrière une explication fonctionnaliste.
Pour bien comprendre de quoi il s’agit, reprenons le problème original de l’union de l’esprit et du corps en le présentant sous la forme schématisée suivante (la double flèche exprimant un rapport analogique) :
Être humain | ||
---|---|---|
États mentaux (pensées) | Esprit (mind) |
|
États du corps animal (analogie avec une machine) | Corps humain (body) |
Automate (machine humaine) |
Comme nous l’avons vu plus tôt, Descartes avait commencé par concevoir une analogie entre le corps humain ou animal et la machine automate préalablement à toute conception métaphysique du lien entre l’esprit et le corps. Aux yeux de Putnam, ce lien est essentiellement un problème d’identité entre l’esprit et le corps. Notons tout de suite que la notion d’identité qu’il emploie se superpose déjà au rapport analogique primitif.
Putnam croit que l’invention récente de la machine de Turing et des machines à calculer digitales ont introduit un nouveau terme dans le schéma précédent. Il propose d’ailleurs une analogie entre l’être humain et la machine de Turing.
En continuité des idées de McCulloch et Pitts, les états neurobiologiques correspondants à des états psychologiques sont compris comme des énoncés propositionnels organisés en réseau d’inspiration booléenne. Sous la plume de von Neumann, ce réseau logique devient circuit électrique et machine digitale concrète et programmable. Pour faire exécuter une application à cette machine, il suffit de décrire en termes logiciels une séquence algorithmique d’actions qui seront matérialisées par la machine électronique. Cette description est si précise que son application est toujours la même. Plus encore, il est possible de construire une machine électronique capable de mémoriser cette description logique que l’on croit analogue à celle du calculateur humain qui se souvient des étapes qu’il doit suivre pour mener à bien un calcul.
C’est cette même analogie que reprend Putnam dans son article. Il la prend d’ailleurs très au sérieux, si bien qu’il en propose une analyse très sophistiquée dans l’espoir d’en tirer une conclusion à propos du fameux problème de l’identité du corps et de l’esprit. Putnam pose le problème sémantique de savoir ce que la signification de la proposition « l’état logique A est identique à l’activation de l’interrupteur 36 » peut nous apprendre sur la signification de la proposition « la douleur est identique à l’excitation de la fibre-C ». C’est d’ailleurs ce que j’ai voulu illustrer dans la schéma suivant.
Être humain | Machine de Turing (ordinateur) | ||
---|---|---|---|
États mentaux fonctionnels | Douleur |
État A |
États logiques fonctionnels |
États biologiques fonctionnels | Fibre C activée |
Interrupteur 36 activé |
États matériels fonctionnels |
En bon philosophe, on peut se demander ce qui rend possible l’analogie entre l’humain et la machine. On réalise que c’est l’« architecture » dualiste de la machine à calculer qui rend possible une description d’états logiques analogues à des états psychologiques. L’originalité de Putnam est de prétendre que l’analogie entre l’esprit et la machine est possible parce qu’il existe une description fonctionnelle commune entre états psychologiques de l’humain et états logiciels de la machine. C’est la possibilité de cette description fonctionnelle commune à deux « niveaux de description » distincts qui donne une signification réelle à l’analogie primitive. Mais elle ouvre aussi la voie à une compréhension nouvelle du rapport entre d’un côté, le corps et l’esprit, et de l’autre, le matériel et le logiciel.
What is the importance of machines in the philosophy of mind? I think that machines have both a positive and a negative importance. The positive importance was that it was in connection with machines, computing machines in particular, that the notion of functional organization first appeared. Machines forced us to distinguish between an abstract structure and its concrete realization. Not that that distinction came into the world for the first time with machines. But in the case of computing machine, we could not avoid rubbing our noses against the fact that what we had to counts as to all intents and purposes the same structure could be realized in a bewildering variety of different ways; that the important properties were not physical-chemical. (Putnam 1975(1960), pp.299-300)
À vrai dire, ce qu’il faut comprendre, c’est que le niveau de description fonctionnelle intervient comme un intermédiaire nécessaire entre le niveau de description psychologique et le niveau de description biologique. Porté par des inclinations réalistes, Putnam finit par soutenir que le niveau de description fonctionnelle est un terme intermédiaire réel et indispensable à la compréhension du rapport entre le corps et l’esprit. Le prochain schéma illustre l’innovation théorique de Putnam.
Être humain | Machine de Turing | ||
---|---|---|---|
États mentaux (description psychologique) | Douleur |
État A |
États logiciels (description algorithmique) |
États fonctionnels de l'humain (description logique ou isomorphique) | Réalisation multiple |
Réalisation multiple |
États fonctionnels de la Machine de Turing (description logique ou isomorphique) |
États cérébraux ou biologiques (description physico-chimique) | Fibre C |
Interrupteur 36 |
États matériels (description physique ou électrique) |
Avec ce schéma, on comprend comment Putnam se sert de l’introduction d’un nouveau terme intermédiaire pour justifier son refus d’une identité (un rapport direct) entre l’esprit et le corps. Mais il faut bien voir que ce terme est clairement un artifice rhétorique. Le niveau de description intermédiaire permet de formuler ce que Putnam appelle des isomorphismes fonctionnels, qui sont essentiellement des expressions mathématisées de relations analogues. Il apparaît clairement que les isomorphismes fonctionnels de Putnam sont les versions modernes des analogies de Leibniz. La formulation de ces analogies insistent particulièrement sur les variations d’états simultanées : j’ai une douleur si et seulement si au même moment certaines fibres-C sont activées. Aux yeux de Putnam, ce nouveau terme intermédiaire agit en quelque sorte à titre de métalangage universel, au sens où il permet la traduction de corrélations diverses en des termes fonctionnels communs à plusieurs sciences.
A computer made of electrical components can be isomorphic to one made of cogs and wheels or to human clerks using paper and pencil. A computer made of one sort of wires, say copper wire, or one sort of relay, etc. will be in different physical and chemical state when it computes than a computer made of different sort of wire and relay. But the functional description may be the same. ( Putnam 1975(1960), p.293)
La grande conséquence du fonctionnalisme s’appelle la réalisation multiple. Elle signifie essentiellement qu’un même état fonctionnel peut se réaliser sous différentes formes, ce qui implique différents niveaux de description et incidemment, différentes sciences. Le comportement d’un humain ou d’une machine est une fonction de son organisation, mais cette organisation connaît plusieurs descriptions scientifiques. Autrement dit, l’organisation et le comportement se réalise de manière multiple dans le corps et l’esprit humain, mais aussi dans la machine à calculer. Nous pouvons ainsi passer du niveau psychologique au niveau biologique, puis au niveau physico-chimique, et inversement. Ces niveaux ne sont pas identiques, mais ils sont isomorphiques si l’on croit, comme Putnam, à l’existence d’une hypothétique description fonctionnelle commune.
[…] The negative importance of machines, however, is that they tempt us to oversimplification. The notion of functional organization became clear to us through systems with a very restricted, very specific functional organization. So the temptation is present to assume that we must have that restricted and specific kind of functional organization. (Putnam 1975(1960), p.300)
Le véritable danger de l’analogie entre l’esprit et la machine à calculer n’est pas seulement la simplification extrême contre laquelle Putnam met en garde. Le véritable danger est de tenter de justifier ontologiquement l’indispensabilité du niveau fonctionnel. En cela, Putnam est clairement tombé dans le piège. Il essaie de camoufler une simple analogie imparfaite en la déguisant sous les traits d’une vérité fonctionnaliste. Bien sûr, il n’a pas été très difficile de convaincre les philosophes analytiques de le suivre à ce sujet.
Il faut cependant noter que Putnam s’est contraint lui-même au repentir et a fini par renier le fonctionnalisme. Et peut-on croire qu’il le fait en utilisant comme argument une pure fiction? Note 11 Mais le charme du fonctionnalisme de Putnam est particulièrement puissant. Il continue encore aujourd’hui de recueillir les professions de foi de spécialistes aussi bien en philosophie et en psychologie qu’en sciences cognitives.Note 12 Les illusions à caractère ontologique d’une explication mathématique de l’esprit a encore de beau jour devant elle.